V

 

Dans la nuit, Tommaso Corsi reprit connaissance. Encore à demi inconscient, accablé par la fièvre, il ouvrait tout grands ses yeux dans la pénombre de la chambre. Une lampe brûlait sur la commode, un miroir à trois faces protégeait le lit de la lumière qui se projetait vivement sur le mur, précisant les dessins et la couleur de la tapisserie.

Tommaso Corsi n’éprouvait qu’une sensation : le lit lui paraissait plus haut et lui permettait de remarquer pour la première fois dans la chambre des choses qui, jusque-là, lui avaient échappé. Il voyait mieux l’ensemble du mobilier, immobile et comme résigné, et dans le calme profond de la nuit, il s’en exhalait une sorte de réconfort familier, auquel les riches tentures, qui descendaient du plafond aux tapis, ajoutaient un air insolite de solennité. « Nous sommes là, tels que tu nous as voulus pour la commodité et ton agrément, semblaient dire, au fur et à mesure que Corsi reprenait conscience, tous les meubles, tous les objets qui l’entouraient, nous sommes ta maison ; tout est comme avant. »

Soudain, il referma les yeux, brusquement aveuglé dans la pénombre par un flot de lumière crue : c’était la lumière qui avait incendié l’autre chambre, quand cette femme, avec un hurlement, avait ouvert la fenêtre par où elle s’était jetée.

Il retrouva d’un bloc, horriblement, toute sa mémoire ; il revit tout, comme si tout recommençait à avoir lieu.

Lui, retenu par une instinctive pudeur, ne se décidait pas à sortir du lit tout dévêtu, et Nori, alors, tirait sur lui un premier coup qui faisait voler en éclats le verre d’une image de piété suspendue au-dessus du lit ; il étendait lui-même la main vers son revolver posé sur la table de nuit, et le sifflement de la seconde balle frôlait son visage... Mais il ne se rappelait pas avoir tiré sur Nori : c’était seulement quand Nori était tombé sur le parquet, puis s’était écroulé la tête la première, que sa propre main lui était apparue armée du revolver chaud et fumant encore. Il avait alors bondi hors du lit, et en une seconde, s’était engagée en lui la lutte terrible de toutes ses énergies vitales contre l’idée de la mort ; l’horreur de mourir, d’abord ; puis la nécessité de mourir, enfin un sentiment atroce, obscur, qui s’était imposé, dominant toutes les répugnances, tous les autres sentiments. Il avait contemplé le cadavre, la fenêtre par où cette femme s’était jetée ; il avait entendu la clameur de la rue ; un abîme s’était ouvert en lui : alors la décision violente s’était imposée avec une entière lucidité, comme un acte longuement médité et discuté. Oui, les choses s’étaient passées de cette manière.

– Non, se répétait-il, un instant plus tard, en rouvrant ses yeux brillants de fièvre. Non, puisque je suis chez moi, puisque je suis dans mon lit...

Il lui semblait entendre un brouhaha de voix joyeuses dans les pièces voisines. Il avait fait poser les tentures neuves et les tapis cloués dans l’appartement pour le baptême de son dernier-né, mort à vingt jours. C’était bien cela, les invités revenaient de l’église. Angelica Nori, à qui il donnait le bras, avait appuyé furtivement sa main sur ce bras ; il s’était tourné pour la regarder, étonné, et elle avait accueilli ce regard avec un sourire impudent, un peu fou, et elle avait baissé voluptueusement ses paupières sur ses grands yeux noirs, globuleux, en présence de tout le monde.

– Cet enfant est mort, pensait-il, parce que c’est lui qui l’a tenu sur les fonts baptismaux. C’était aussi un jeteur de sorts.

Des images imprévues, d’étranges et confuses visions, de soudaines fantasmagories, des pensées lucides et précises se succédaient en lui dans un délire intermittent.

Oui, oui, il l’avait tué. Mais par deux fois, cet insensé avait d’abord essayé de l’assassiner, et en se tournant pour saisir son arme sur la table de nuit, lui Corsi, avait crié en souriant : « Que fais-tu là ? », tant il lui semblait impossible que cet homme ne comprît pas, avant de l’obliger à le menacer et à réagir, que c’était une infamie, une folie de vouloir le tuer ainsi, en un pareil moment, de l’assassiner alors qu’il se trouvait là par hasard, que toute sa vie était ailleurs, qu’il avait ses affaires, les choses qui lui étaient vraiment chères, sa famille, ses enfants à défendre. Ah ! le malheureux !

Comment diable, tout d’un coup, ce petit homme louche, laid et falot, cette âme apathique et morne, qui se traînait le long de son existence sans le moindre désir, sans la moindre affection, qui se savait depuis des années et des années trompé sans pudeur par sa femme et ne s’en souciait pas, cet homme qui semblait n’ouvrir les yeux, n’extraire du fond de sa gorge sa voix molle et miaulante qu’au prix d’une fatigue démesurée, comment diable, tout d’un coup, avait-il senti son sang bouillonner et précisément contre lui, Corsi ? Ne savait-il pas quelle femme était sa femme ? ne comprenait-il pas que c’était une chose ridicule, une chose folle et infâme tout ensemble que de défendre soudain à coups de revolver son honneur confié à une femme qui l’avait piétiné durant des années, sans qu’il ait eu l’air de s’en apercevoir ?

Mais combien de fois cet homme avait-il assisté à des scènes où Angelica, sous ses yeux, sous les yeux d’Adrienne, avait cherché à le séduire par ses coquetteries de petite guenon mélancolique. Adrienne s’en était bien aperçue et le mari n’aurait rien vu ? Ah ! ils en avaient bien ri avec Adrienne ! Faire un drame, sérieusement, pour une femme comme celle-là ? Un scandale, plus : leur mort à tous deux ? Oh ! le malheureux, c’était peut-être un beau cadeau qu’il lui avait fait en le tuant ! Mais lui, Corsi... fallait-il qu’il mourût pour si peu de chose ? Sur le moment, avec ce cadavre à ses pieds, affolé par la clameur de la rue, il avait cru ne pas pouvoir se dispenser de mourir. Pourquoi tout n’était-il pas fini ? Il vivait encore dans sa chambre tranquille, couché sur son lit, comme si rien n’était arrivé. Ah ! si tout cela avait pu n’être qu’un horrible rêve ! Non : cette douleur lancinante à la poitrine, qui l’empêchait de respirer... Et puis le lit...

Il étendit tout doucement un bras vers la place voisine ; vide... alors, Adrienne ?... Il sentit à nouveau un abîme se creuser en lui. Où était-elle ? Et les enfants ? L’avaient-ils abandonné ? Seul dans la maison ? Était-ce possible ?

Il rouvrit les yeux : était-il vraiment dans sa chambre à coucher ? Oui : rien de changé. Alors, un doute cruel, dans cette alternative de délire et de lucidité, le mordit : il ne savait plus, en ouvrant les yeux, s’il voyait par hallucination sa chambre remplie de la paix coutumière, ou s’il rêvait quand il refermait les yeux et revoyait, avec une netteté dans la perception qui en faisait presque une réalité, l’horrible tragédie de la matinée. Il poussa un gémissement, et aussitôt un visage inconnu parut à ses yeux ; il sentit une main se poser sur son front. Cette pression le réconforta et il ferma les yeux avec un soupir résigné à ne plus rien comprendre, à ne plus savoir ce qui s’était véritablement passé. C’était peut-être aussi en rêve qu’il entrevoyait ce visage, qu’il sentait cette main sur son front... Il retomba dans le coma.

Le docteur Sià s’approcha sur la pointe des pieds du coin le plus obscur de la chambre, où veillait Adrienne sans se faire voir.

– Il vaudrait peut-être mieux, dit-il à voix basse, envoyer chercher le docteur Vocalopoulo. La fièvre monte et l’aspect général ne me...

Il s’interrompit, puis demanda :

– Voulez-vous le voir ?

Angoissée, Adrienne, de la tête, fit signe que non. Puis comme elle ne se sentait plus la force de contenir le flot de larmes qui montait à ses yeux, elle se leva d’un trait et s’enfuit de la chambre.

Le docteur Sià referma prudemment la porte pour que les sanglots de sa femme ne parvinssent pas aux oreilles du moribond, puis soulevant la vessie posée sur sa poitrine, il en vida l’eau, la remplit à nouveau de glace, la replaça sur le pansement juste au-dessus de la plaie.

– Voilà qui est fait.

Il observa encore, longuement, le visage du blessé, écouta sa respiration oppressée, puis n’ayant plus rien d’autre à faire et comme s’il lui suffisait d’avoir renouvelé la glace et d’avoir fait ses observations, il revint à sa place, sur le fauteuil, de l’autre côté du lit.

Là, les yeux fermés, il s’abandonnait au plaisir de se laisser envahir peu à peu par le sommeil, éteignant progressivement sa volonté d’y résister, jusqu’au moment où enfin sa tête s’affaissait d’un coup : il entrouvrait alors les yeux et recommençait à s’adonner à ce plaisir défendu, qui le grisait doucement.

 

 

VI

 

Les complications redoutées par le docteur Vocalopoulo ne furent malheureusement pas évitées au malade : la première et la plus grave de toutes, ce fut une congestion pulmonaire, avec fièvre à 40°.

Sans aucune préoccupation étrangère à la science, qui le passionnait, le docteur Vocalopoulo redoubla de zèle ; rien ne semblait plus lui importer que de sauver à tout prix le moribond.

Il voyait dans les malades confiés à ses soins, non pas des hommes, mais des cas à étudier : un beau cas, un cas extraordinaire, un cas médiocre ou banal ; tout comme si les maladies humaines étaient au service de la science et non pas la science à celui des malades. Un cas grave et compliqué l’intéressait toujours à l’extrême ; il n’arrivait plus à détacher sa pensée de son malade : il mettait en œuvre les traitements les plus nouveaux des premières cliniques du monde ; il consultait scrupuleusement les bulletins, les revues et les compte-rendus détaillés des essais, des méthodes des plus grandes lumières de la science médicale, et souvent il adoptait les cures les plus risquées avec un courage indomptable, une inébranlable confiance. Il avait acquis de la sorte une grande réputation. Chaque année, il faisait un grand voyage et il revenait enthousiaste des expériences auxquelles il avait assisté, enchanté des nouvelles connaissances dont il avait accru son bagage, pourvu des instruments de chirurgie les plus modernes et les plus perfectionnés qu’il rangeait – après en avoir minutieusement étudié le mécanisme et les avoir fourbis avec le plus grand soin – dans la grande armoire de verre, en forme d’urne, au beau milieu de son immense cabinet de travail et, après les y avoir enfermés, il les contemplait encore en se frottant les mains, des mains solides, toujours froides, ou en étirant à deux doigts le bout de son nez armé d’une paire de lunettes très fortes qui accentuaient l’austère rigidité de son visage pâle, long, chevalin.

Il amena plusieurs de ses collègues au chevet de Corsi pour étudier le cas, pour en discuter ; il expliqua toutes ses tentatives, plus nouvelles et plus ingénieuses les unes que les autres, mais demeurées encore sans résultat. Le blessé, accablé par la fièvre, demeurait dans un état proche du coma, interrompu cependant par des crises de délire, au cours desquelles, plusieurs fois, déjouant toute surveillance, il avait été jusqu’à tenter d’arracher son pansement.

Vocalopoulo n’avait pas accordé grande attention à ce « phénomène » ; il s’était borné à recommander au docteur Sià de redoubler de vigilance. Il avait pu, grâce à une radiographie de la blessure, extraire le projectile logé sous l’aisselle ; il avait, au risque de tuer le malade, fait des applications de draps mouillés pour abaisser sa température. Il avait enfin réussi ! La fièvre avait baissé, l’inflammation pulmonaire était vaincue, tout danger presque écarté. Aucune récompense matérielle n’aurait pu égaler la satisfaction morale du docteur Vocapoulo. Il rayonnait, et le docteur Sià aussi, complémentairement.

– Mon cher confrère, serrez-moi la main. Cela s’appelle une victoire.

Sià lui répondait d’un seul mot :

– Miraculeux !

L’approche du printemps allait hâter la convalescence.

Déjà le malade commençait à retrouver sa tête, à sortir de l’état d’inconscience où il était si longtemps resté plongé. Mais il ignorait encore, il ne soupçonnait même pas ce qui était advenu de lui.

Un matin, il s’amusa à sortir les mains de son lit et à les soulever, pour les regarder ; il sourit en voyant trembler ses doigts exsangues. Il se sentait encore comme suspendu dans le vide, mais un vide tranquille, suave, irréel. Seuls des détails lui apparaissaient çà et là, dans la chambre : une frise peinte au plafond, le duvet vert de la couverture de laine sur le lit, qui lui remettait en mémoire les brins d’herbe des prés et des parterres ; il concentrait toute son attention sur ces riens, avec béatitude ; puis, avant d’en éprouver de la fatigue, il refermait les yeux, et il était envahi par une griserie douce, à laquelle il s’abandonnait ; il rêvait, plongé dans un ineffable délice.

Tout était fini, tout ; la vie recommençait. Mais n’avait-elle pas été interrompue pour les autres comme pour lui ? Non, non... ah ! un bruit de voiture... Dehors, dans les rues, tout le temps de sa maladie, la vie avait suivi son cours ordinaire...

Il éprouva comme une démangeaison irritante au ventre, à la pensée qui obscurément le préoccupait ; il recommença à contempler le duvet vert de la couverture, qui figurait pour lui la campagne : là, du moins, la vie recommençait vraiment, avec tous ces brins d’herbe... C’était ainsi qu’elle recommençait pour lui. Il allait se remettre à vivre à neuf, entièrement à neuf... Un peu d’air frais ! Ah ! si le médecin avait voulu lui ouvrir un peu la fenêtre... Il appela : « Docteur... »

Sa propre, voix lui fit un étrange effet. Mais personne ne répondit. Il promena son regard autour de la chambre. Personne... Comment cela ? Où était-il donc ? Adrienne, Adrienne !... Une tendresse angoissée pour sa femme le domina, et il se mit à pleurer comme un enfant, avec un désir éperdu de lui jeter les bras autour du cou et de la serrer contre sa poitrine... Il appela encore, au milieu de ses larmes :

– Adrienne ! Adrienne !... Docteur !

Personne ne lui répondait. Affolé, étouffant, il étendit la main vers la sonnette posée sur la table de nuit ; mais il sentit soudain une atroce déchirure qui le laissa un moment sans souffle, le visage blême, contracté par la souffrance ; puis il sonna, il sonna avec fureur. Le docteur Sià accourut avec son air de toujours tomber de la lune :

– Me voici ! Qu’y a-t-il donc ?

– Seul, on m’avait laissé seul...

– Eh bien, pourquoi une agitation pareille ? Je suis là.

– Non, Adrienne. Appelez-moi Adrienne. Où est-elle ? Je veux la voir...

Il commandait à présent. Le visage du docteurSià s’allongea ; il pencha la tête de côté.

– Pas si vous vous mettez dans un état pareil. Si vous ne vous calmez pas, non.

– Je veux voir ma femme, reprit-il en colère, d’un ton impérieux. Pouvez-vous m’en empêcher ?

Sià souriait, perplexe :

– C’est à dire que... je voudrais... Non, non, taisez-vous : je vais vous l’appeler.

Il n’eut pas besoin de l’appeler. Adrienne était derrière la porte : elle sécha tant bien que mal ses pleurs, elle accourut, elle se jeta en sanglotant dans les bras de son mari, comme dans un gouffre d’amour et de désespoir. Il ne connut d’abord que la joie de presser contre lui la bien-aimée : son corps tiède, le parfum de sa chevelure le grisaient. Ah ! qu’il l’aimait, comme il l’aimait... Tout à coup, il l’entendit sangloter. Il essaya de soulever à deux mains cette tête qui se blottissait contre lui ; il n’en eût pas la force et se tourna, pris de vertige, vers le docteur Sià. Le docteur accourut et obligea Adrienne à s’écarter du lit ; il la conduisit hors de la chambre, en la soutenant : sa violente crise de larmes ne s’apaisait pas. Puis il revint vers le convalescent.

– Pourquoi ? demanda Corsi, bouleversé.

Une idée lui traversa l’esprit, comme un éclair.

Sans écouter la réponse du médecin, Corsi referma les yeux, frappé jusqu’à l’âme. Il pensait :

– Elle ne me pardonne pas.

 

 

VII

 

À la nouvelle de l’amélioration, de la guérison prochaine, la surveillance de la police avait augmenté. Le docteur Vocalopoulo, craignant que l’autorité judiciaire lançât trop tôt le mandat d’arrêt, eut l’idée d’aller trouver un avocat de ses amis et des amis de Corsi, que Corsi choisirait certainement comme défenseur, pour le prier de se rendre avec lui au commissariat de police pour donner leur parole que le malade n’essaierait pas de se soustraire à la justice.

Camilio Cimetta, l’avocat, accepta. C’était un homme de soixante ans environ, mince, de très haute taille, tout en jambes. Sur son visage dévasté, jaunâtre et souffrant, deux petits yeux noirs, brillants, d’une vivacité extraordinaire, se détachaient d’étrange sorte. Plus philosophe que légiste, sceptique, accablé par l’ennui de vivre, par les amertumes que la vie ne lui avait pas ménagées, il n’avait jamais rien fait pour acquérir l’extraordinaire renommée dont il jouissait et qui lui avait procuré une richesse dont il ne savait que faire. Sa femme, une admirable créature, mais insensible, despotique et qui l’avait torturé pendant des années, s’était tuée dans une crise de neurasthénie ; sa fille unique s’était fait enlever par un misérable saute-ruisseau à son service et était morte en couches, après avoir subi, une année durant, les mauvais traitements d’un mari indigne. Il était resté seul, sans but dans la vie, et il avait refusé toutes les charges honorifiques qu’on lui proposait et la satisfaction de mettre en valeur dans une grande ville ses dons hors de pair. Et tandis que ses confrères se présentaient au banc de la défense ou de la partie civile, préparés à toutes les chicanes, armés de conclusions ou la bouche pleine de gros mots, lui, qui ne pouvait souffrir la robe que le concierge lui mettait sur le dos, se levait, les mains dans les poches et commençait à parler aux jurés, aux juges, avec le plus grand naturel, sans aucun apprêt, cherchant à présenter avec le plus de netteté possible les arguments qui pouvaient les impressionner le plus ; il détruisait avec une finesse irrésistible, les magnifiques architectures oratoires de ses adversaires, et il réussissait parfois à abattre les cloisons formelles du triste milieu judiciaire ; il y faisait pénétrer, au-delà et au-dessus de la loi, un souffle de vie, un souffle douloureux d’humanité, de pitié fraternelle pour l’homme né pour souffrir, pour fauter.

Après avoir obtenu du commissaire la promesse que Corsi ne serait pas emprisonné sans l’assentiment du docteur, Cimetta et Vocalopoulo se rendirent ensemble chez Corsi.

En quelques jours, Adrienne avait changé au point de devenir méconnaissable.

– Voici, madame, ce cher avocat, dit Vocalopoulo ; il serait bon de préparer peu à peu le convalescent à la dure nécessité.

– Comment faire, docteur, s’écria Adrienne. Il ne semble pas encore en avoir le moindre soupçon. Il est comme un enfant... il s’émeut d’un rien... Il me disait justement ce matin que, dès qu’il pourrait bouger, il voulait partir pour la campagne, passer un mois en villégiature.

Vocalopoulo soupira, en s’étirant le nez selon son habitude. Il réfléchit un instant, puis :

– Attendons encore quelques jours, dit-il. Amenons-lui, en attendant, l’avocat. Il n’est pas possible que l’idée du châtiment ne se présente pas à son esprit.

– Vous croyez, cher maître, demanda Adrienne à l’avocat, vous croyez que la peine sera lourde ?

Cimetta ferma les yeux, ouvrit les bras tout grands. Les yeux d’Adrienne s’emplirent de larmes.

Au même moment, on entendit la voix du malade dans la chambre voisine. Adrienne se précipita :

– Vous permettez ?

De son lit, Tommaso lui tendit les bras. Mais à peine eût-il remarqué ses yeux rougis par les larmes, qu’il la prit par un bras, et, y cachant son visage, lui dit :

– Encore, tu ne me pardonnes donc pas encore ?

Adrienne serra ses lèvres tremblantes, de nouvelles larmes coulèrent de ses yeux ; elle ne trouvait pas d’abord la force de lui répondre.

– Non, insista-t-il, sans découvrir son visage.

– Moi, oui, répondit Adrienne, angoissée, timidement.

– Et alors ? reprit Corsi, en fixant ses yeux en pleurs.

Il prit le visage de sa femme entre ses mains.

– Tu le comprends, tu le sens, n’est-ce pas ? dit-il, que jamais, au grand jamais, tu n’as quitté mon cœur, ma pensée, toi, ma sainte, mon grand amour.

Adrienne lui caressait doucement les cheveux.

– Ç’a été une chose infâme, reprit-il. Oui, il est bon que je te le dise pour que tous les nuages soient dissipés entre nous. Une chose infâme de me surprendre à cette minute honteuse de stupide divertissement. Tu le comprends bien, puisque tu m’as pardonné ! Une faute stupide que ce malheureux a voulu rendre énorme, en cherchant à me tuer, tu comprends, par deux fois... Me tuer, moi qui, nécessairement, devais me défendre... parce que... tu le comprends ! je ne pouvais tout de même pas me laisser tuer pour cette femme-là, n’est-ce pas !

– Oui, oui, disait Adrienne en pleurant, pour le calmer, et plus du geste que de la voix.

– N’est-ce pas, continua-t-il avec force, je ne le pouvais pas... pour vous ! C’est ce que je lui ai dit, mais il était comme fou. Il s’était jeté sur moi, l’arme au poing... Et alors, par force, j’ai...

– Oui, oui, répétait Adrienne, en avalant ses larmes. Calme-toi, oui... Ces choses-là...

Elle s’interrompit, en voyant son mari retomber épuisé sur les coussins. Elle appela :

– Docteur !... Ces choses-là, poursuivit-elle avec douceur, en se levant et en se penchant vers le lit, tu les diras... tu les diras aux juges et tu verras que...

Tommaso Corsi se redressa brusquement sur le coude et regarda fixement le docteur et Cimetta qui venaient vers lui.

– Mais moi, dit-il, eh ! oui... le procès...

Il était devenu livide. Il retomba sur le lit, anéanti.

– Pure formalité... laissa tomber Vocalopoulo, en se rapprochant du lit.

– Et quelle autre punition, fit Corsi, comme s’il se parlait à lui-même, en fixant au plafond des yeux hagards, quelle autre punition plus forte que celle que je m’étais infligée de mes propres mains ?

Cimetta enleva une main de sa poche et agita l’index négativement :

– Elle ne compte pas ? demanda Corsi. Et alors ?

Il semblait vouloir discuter, mais il reprit :

– Eh oui ! Oui, oui... Le croirais-tu ? il me semblait que tout était fini... Adrienne ! appela-t-il, en lui jetant de nouveau les bras au cou :

– Adrienne, je suis perdu !

Cimetta, ému, hocha longuement la tête, puis s’écria avec colère :

– Et pourquoi cela ? Pour une imbécillité, une passade. Il sera difficile, très difficile, mon cher docteur, de le faire comprendre à cette respectable institution qu’on nomme le jury. Non pas tant pour le fait en soi que parce qu’il s’agit du substitut du procureur. Trompé par sa femme, mais substitut du procureur tout de même... S’il était seulement possible de démontrer que ce pauvre homme connaissait déjà sa situation ! Mais les moyens de le démontrer ? Un mort ne peut être appelé pour jurer sur sa parole d’honneur... l’honneur des morts, les vers les mangent. Quelle valeur peut avoir une induction en face d’une preuve de fait ? Soyons juste, d’ailleurs : chacun a le droit d’accueillir sur sa tête les cornes qui lui plaisent. Des tiennes, mon cher Tommaso c’est clair, il n’en voulut pas. Tu nous dis : « Pouvais-je me laisser tuer par lui ? » Non. Mais si tu voulais qu’il respectât ton droit à la vie, il ne fallait pas lui prendre sa femme, cette guenon habillée en dame ! En agissant comme tu le faisais, – en ce moment, tu t’en rends compte, j’examine quels seront les arguments du ministère public, – tu supprimais ton droit, tu t’exposais au risque et, par conséquent, tu ne devais pas réagir. Tu comprends ? Deux fautes. Premièrement, l’adultère dont tu devais te laisser punir par lui, en sa qualité de mari offensé, et au contraire, c’est toi qui l’as tué...

– Par force ! s’écria Corsi, en levant son visage contracté de colère. Instinctivement ! Pour n’être pas tué !

– Mais aussitôt après, répartit Cimetta, tu as essayé de te tuer de tes propres mains.

– N’est-ce-pas suffisant ?

Cimetta sourit.

– Ce n’est pas suffisant. Cela te retombe même dessus, mon cher. En essayant de te tuer, tu as simplement reconnu ta faute.

– Parfaitement, et je me suis puni !

– Non, mon cher, dit Cimetta avec calme, tu as essayé de te soustraire au châtiment !

– Mais en m’enlevant la vie ! s’écria, enflammé de rage, Corsi. Que pouvais-je faire de plus ?

Cimetta haussa les épaules :

– Tu aurais dû mourir, fit-il. Mais, n’étant pas mort...

– Eh, je serais mort, reprit Corsi, en écartant sa femme et en désignant farouchement le docteur Vocalopoulo, je serais mort, s’il n’avait pas fait de tout pour me sauver !

– Comment... moi ? balbutia Vocalopoulo, pris à parti au moment où il s’y attendait le moins.

– Vous ! Oui, par force ! Je ne voulais pas de vos soins. Vous me les avez prodigués par force, vous avez voulu me rendre la vie. Pourquoi donc s’il faut à présent...

– Du calme, du calme, dit Vocalopoulo consterné, avec un sourire nerveux. Vous vous faites du mal, en vous agitant de la sorte...

– Merci, docteur ! Vous êtes trop aimable... ricana Corsi. Il vous tient tellement à cœur de m’avoir sauvé. Mais écoute, Cimetta, écoute ! Je veux raisonner. Je m’étais tué. Un docteur arrive, ce docteur ici présent. Il me sauve. De quel droit me sauve-t-il ? De quel droit me rend-il la vie que je m’étais enlevée, puisqu’il ne pouvait pas me faire revivre pour mes enfants, puisqu’il savait ce qui m’attendait ?

Vocalopoulo se reprit à sourire nerveusement, mais son visage était sombre.

– Voilà, dit-il, une jolie façon de me remercier. Qu’aurais-je dû faire ?

– Mais, me laisser mourir, s’écria Corsi ; vous n’aviez pas le droit de me soustraire au châtiment que je m’étais infligé, bien supérieur à ma faute. La peine de mort n’existe plus ; et je serais mort, sans vous. Comment vais-je faire à présent ? De quoi dois-je vous remercier ?

– Mais, pardon, nous médecins, répondit Vocalopoulo décontenancé, nous autres médecins, nous avons le devoir d’exercer notre profession. J’en appelle à l’avocat ici présent.

– En quoi votre devoir, demanda Corsi avec une amère ironie, diffère-t-il de celui d’un policier ?

– Que voulez-vous dire ! s’écria Vocalopoulo, profondément troublé, vous voudriez qu’un médecin passât par-dessus les lois ?

– Bien. Vous avez donc servi la loi, reprit Corsi, avec une fougue rageuse. La loi et non pas moi, pauvre que je suis... Je m’étais enlevé la vie ; vous me l’avez rendue par force. Trois, quatre fois, j’ai tenté d’arracher mon pansement. Vous avez tout fait pour me sauver, pour me rendre la vie. Et pourquoi ? Pour que la loi maintenant me l’enlève à son tour et d’une manière plus cruelle. Voilà à quoi vous a conduit votre devoir de médecin. N’est-ce-pas une injustice ?

– Mais pardon, essaya de dire Cimetta, le mal que tu as fait...

Corsi acheva la phrase :

– Je l’ai lavé avec mon sang... Je suis un autre homme à présent. Je viens de naître une seconde fois. Comment pourrais-je rester suspendu à un moment seul de ma vie antérieure qui n’existe plus pour moi ? Suspendu, accroché à ce moment fatal comme s’il représentait toute mon existence, comme si je n’avais vécu que pour lui ? Mais ma famille ? ma femme ? mes enfants à qui je dois donner leur pain, les moyens de réussir ? Mais que voulez-vous donc de plus ? Vous n’avez pas voulu que je meure... Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas voulu ? Par vengeance, contre quelqu’un qui s’était tué...

– Mais qui aussi a tué, rétorqua Cimetta avec force.

– J’y ai été entraîné par force, répondit Corsi sans hésiter. Et le remords de ce moment, je me le suis arraché ; en une heure, j’ai expié ma faute, en une heure qui pouvait être longue de toute l’éternité. À présent, je n’ai plus rien à expier ! C’est une autre vie qui commence pour moi, la nouvelle vie que vous m’avez donnée. Il faut que je me remette à vivre pour ma famille, à travailler pour mes enfants. Vous m’avez rendu la vie pour m’envoyer au bagne ? N’est-ce pas là un crime affreux ? Quelle est donc cette justice qui punit à froid un homme qui n’a plus de remords ? Comment pourrai-je, dans une maison de correction, expier un crime que je n’avais jamais pensé à commettre, que je n’aurais jamais commis si je n’y avais pas été poussé, tandis que maintenant, à tête reposée, à froid, ceux qui profiteront de votre science, docteur, qui m’a gardé vivant malgré moi pour me faire condamner, commettront le plus horrible des crimes, le crime de me condamner à l’abrutissement dans une oisiveté infâme, de condamner à l’abrutissement de la misère et de l’ignominie mes enfants innocents ? De quel droit ?

Il redressa son buste, en proie à une rage que le sentiment de son impuissance rendait féroce ; il poussa un hurlement, et il se mit à se déchirer la figure à coups d’ongles ; il se rejeta la tête en avant sur son lit, voulut éclater en sanglots, mais ne le put. Cet effort vain le laissa un instant étourdi, comme perdu dans un vide étrange, dans un égarement affreux. Son visage griffé était cadavérique.

Adrienne épouvantée se précipita ; elle souleva sa tête ; puis, avec l’aide de Cimetta, tenta de le redresser ; mais elle retira ses mains aussitôt, avec un cri de dégoût et de terreur : le plastron de la chemise était baigné de sang.

– Docteur, docteur !

– Sa blessure s’est rouverte, cria Cimetta.

Le docteur Vocalopoulo, les yeux hagards, atterré, pâlit :

– La blessure ?

Et, instinctivement, il s’approcha du lit. Mais Corsi l’arrêta net d’un regard de ses yeux vitreux.

– Il a raison, dit le docteur, en laissant retomber ses bras. Vous avez entendu ? Je ne puis pas, je ne dois pas...